Léa est une romancière d’une trentaine d’années, ayant déjà de beaux succès d’édition derrière elle. Elle entreprend d’écrire une nouvelle oeuvre intitulée Gare du Nord. La romancière épingle quelques exemplaires humains qui vont et viennent dans la gare. Comme moi, elle s’intéresse moins aux trains qu’aux gens qui les prennent, à leurs contradictions, à leurs fragilités, aux bouffées d’imaginaire qui les traversent. Il y a une gare du Nord dans chaque grande ville, même si elle ne s’appelle pas ainsi. Gare du Nord, ce sont toutes le gares internationales qu’on voudra. Une société en réduction se loge dans ces nouveaux lieux tentaculaires. C’est le bruit du monde qu’on y entend.
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Formidable coup de cymbales sur la montée des lumières.
L’AUTEURE -. Voilà, c’est moi, propulsée, bombardée devant vous, avec le ventre qui gargouille. Au… au … au …(Elle bredouille, se concentre, reprend) … autant vous prévenir de suite, je bégaie quand je stresse. Bon. Je respire un grand coup et j’y vais. Je suis dans ma 35e année, et aussi l’auteure (j’insiste sur le « e ») de deux romans reconnus, coups de chapeau de la critique, presque 10 000 exemplaires vendus.
Elle dactylographie. Projection de ce qu’elle écrit.
UN SIFFLEMENT DE TRAIN, LONG, SONORE, FAIT ENTRER L’ENSEMBLE DE LA DISTRIBUTION, BAGAGES EN MAIN, COMME DES VOYAGEURS QUI ARRIVENT À DESTINATION.
Tous sont là.
TOUS/TOUTES -. Comme ils sifflaient les trains alors, quand ils fendaient la campagne, s’approchaient de la gare, et que le voyageur déjà préparait son bagage pour la descente. La vitesse, -quasi risible comparée aux performances de nos trains aujourd’hui-, parfois effrayait encore les vieilles gens. Mais le progrès en ce temps-là avait bonne mine, portait haut l’esprit de conquête, les trains avançaient dans l’innocence. Même monumentales, les gares restaient modestes et l’architecture des plus belles nous ravissait.
Le choeur se disperse, la scène est vide.
L’AUTEURE -. (Inscription/projection) GARE DU NORD AUJOURD’HUI.
Le fils, la trentaine, et sa mère. Elle vient d’acheter au kiosque les journaux et les revues que son fils lui a demandé d’acheter.
MÈRE -. Voilà, j’ai tout ce que tu as demandé.
FILS -. Merci maman. J’aurais voulu rester, mais je ne peux pas.
MÈRE -. À cause des gens du ministère ?
FILS -. Ils m’exténuent. Des gras dindons, paresseux, suffisants. Tu insistes corps et âme, ils finissent par te donner un rendez-vous, qu’ils annulent à la première occasion, et quand finalement tu arrives à te présenter, ils savent à peine qui tu es, ce que tu as fait, ils confondent vite les titres, les œuvres, les auteurs, les acteurs, ils ne t’écoutent pas. Jusqu’à la fin de l’entretien, ils te bassinent avec leurs propres emmerdements « Ah, cher ami, c’est pas rien ce que vous demandez ! » Et tu voudrais leur répondre qu’il sont là pour ça, pour trouver des réponses aux questions qui se posent dans le secteur qu’ils gèrent. Mais non. Tout leur effort vise à ce que tu comprennes que ne rien faire est encore la meilleure façon d’agir, que le statu quo est la preuve du mouvement, et que de toute façon, tu devrais être bien content, ta subvention n’est pas nulle, d’autres s’en sortent moins bien. Là-dessus, sourire et poignée de main. Tu sors du bureau, et tu te dis que c’est pas comme ça que ça devrait se passer dans un Etat qui marche sainement sur ses pattes, mais voilà c’est comme ça que ça se passe.
MÈRE -. Et si tu t’orientais vers autre chose que la mise en scène ? Je ne sais pas, moi …. Reprends tes études de kinésithérapie, par exemple.
FILS -. Maman, ça leur ferait trop plaisir. Crois-moi, je vais l’ouvrir, ma gueule. Dès que je suis rentré à Calais : conférence de presse. Et je déballe tout. L’incompétence, les promesses non tenues, le mépris, parce que c’est ça, c’est du mépris…
MÈRE -. Et si on te prenait en grippe? Ce n’est pas prudent. Puis, franchement, quand tu vas voir ces gens-là, tu ferais bien de t’habiller autrement. Un peu moins d’excentricité te ferait paraître plus sérieux.
FILS -. Foutaise!
MÈRE -. On y est ce qu’on paraît.
FILS -. Ils ont un plan à long terme : mettre les artistes à genoux, en premier ceux qui font un travail sans concession, les types comme moi. Je leur fais peur, maman. J’incarne tout ce qu’ils auraient voulu être et qu’ils ne seront jamais. Je suis leur hantise. Et pour ça, ils me détestent.
MÈRE -. Voilà, dans le sac, j’ai mis ton linge propre, tout est plié et repassé, range-le dans ton armoire en arrivant.
FILS -. Merci maman.
MÈRE -. Il y a aussi un paquet de galettes comme tu les aimes. Et papa te recommande d’aller parfois marcher au bord de la mer, pour te détendre.
FILS -. Oui, maman. Au revoir.
MÈRE -. On est fiers de toi, tu sais.
Ils sortent.
Un homme, la quarantaine avantageuse est entré, il s’assied à quelques mètres de Liza, la trentaine. Ils ne se connaissent pas. L’homme porte un grand manteau jaune vif et un chapeau en cuir. Il a déjà jeté un coup d’oeil discret à la jeune femme.
LIZA -. Tu me parles ?
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. Pas vraiment.
LIZA -. Moi, je crois que oui.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. Plutôt des paroles pour moi.
LIZA -. Moi, je crois que tu as dit des choses qui me concernent.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. À qui aurais-je parlé ? Il n’y a personne ici, je suis venu seul.
LIZA -. Pourtant tu as accumulé des phrases autour de moi, sans me connaître, sans même chercher à me connaître.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE – Je me suis peut-être dit que tu étais l’espoir possible d’un homme.
LIZA -. Ah, tu vois, j’ai le feeling pour ces choses-là, et pour être franche avec toi, j’ai bien vu que tu me zieutes depuis un bon moment.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE-. C’est vrai. Je me suis dit…
LIZA -. Je sais ce que tu t’es dit. C’est facile à deviner. Mais j’ai un message pour toi : avec moi, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Très peu, et ils ne te ressemblent pas.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. Bien sûr, j’aurais dû y penser.
LIZA -. Du coup, je suis déjà moins l’espoir d’un homme, non?
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. Non, non, je n’ai pas dit ça.
LIZA -. Pour qui tu me prends ? Pour une bagnole garée sur la bande d’arrêt d’urgence ? Tu crois que j’attends un dépanneur?
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE -. Non, non, absolument pas.
LIZA -. Alors je te conseille de remballer ton sourire de séducteur d’opérette . Si tu veux une minette, il y en a sûrement une à sauter quelque part, ça te fera jouir, et tu auras l’impression qu’elle te ressuscite.
L’HOMME AU MANTEAU JAUNE – Je crois que nous sommes partis du mauvais pied.
Entrée tonitruante d’une soeur et d’un frère.