Introduction
Pierre Piret
Le statut de l’auteur dramatique n’est pas univoque et il n’a cessé d’évoluer au fil du temps. Certains dramaturges sont d’abord des écrivains : ils produisent aussi et notamment des textes de théâtre, mais leur univers, leurs références, leur affiliation sont littéraires. D’autres sont d’abord des hommes de théâtre et c’est à ce titre qu’ils écrivent. Jean-Marie Piemme fait partie de cette deuxième catégorie. Tout son parcours en atteste et il est d’ailleurs reconnu comme tel. Significativement, il ne participe à la vie littéraire que tangentiellement, mais est par contre pleinement inscrit dans la vie théâtrale, à laquelle il consacre l’essentiel de son activité, en tant que dramaturge (dans les deux sens du terme), théoricien, enseignant ; en tant que spectateur assidu également.
Cette spécialisation lui confère une connaissance approfondie des recherches, tendances, perspectives du théâtre contemporain, que son expérience lui permet d’appréhender dans une durée significative. Jean-Marie Piemme fait en effet ses débuts dans les années 1970, au moment où s’affirme en Belgique le mouvement dit du « jeune théâtre », qui fut le ferment d’une révolution à la fois esthétique et institutionnelle . Il exerce alors comme dramaturge (au sens brechtien), accompagnant plusieurs metteurs en scène dans leur réflexion sur les textes et livrets d’opéra qu’ils souhaitent monter, et conduit une réflexion théorique portant en particulier sur la place et les enjeux du théâtre dans la société contemporaine, à l’heure où il est devenu, par rapport à d’autres médias et à d’autres arts, un « art minoritaire » , qui ne touche qu’un public restreint (comparé à l’audience des mass médias) et n’est plus un vecteur de consécration majeur. Il vient à l’écriture plus tard (sa première pièce, Neige en décembre, date de 1986), profitant de cet élan nouveau qui ouvre l’éventail des possibles. La structure institutionnelle alors mise en place (modes de subventionnement des théâtres, statut des artistes, etc.) va perdurer jusqu’à aujourd’hui, mais, à l’intérieur de ce cadre, toute une série de mutations sont s’opérer, avec l’apparition de nouvelles esthétiques, mais surtout de nouveaux processus de création qui redistribuent les rôles de l’écrivain de théâtre, du metteur en scène, du comédien, des autres artistes du spectacle (songeons au rôle majeur joué par les scénographes, les vidéastes et les artistes numériques aujourd’hui) et modifient, parfois radicalement, le statut théâtral du texte et son rapport à la scène. La multiplication des créations collectives et le développement des écritures de plateau sont les manifestations les plus visibles de cette évolution, mais elles ne constituent qu’une partie de la réalité théâtrale contemporaine, qui est plus complexe et hétérogène.
Depuis sa double position d’écrivain et de penseur du théâtre, Jean-Marie Piemme a pu observer et parfois accompagner ces mouvements. Après la publication de son recueil d’essais Le Souffleur inquiet en 1984, il a poursuivi sa réflexion au travers d’autres articles et de son « journal de théâtre » , une réflexion à la fois cohérente quant aux questions qu’elle traite et évolutive dès lors qu’elle témoigne des mutations en question. De même, s’il est resté fidèle aux thématiques qui sont les siennes depuis ses débuts, son écriture n’a cessé d’évoluer, en intégrant notamment les nouveaux rapports entre texte et scène évoqués précédemment.
Comme son titre l’indique, le présent dossier a pour objectif d’appréhender la trajectoire à la fois critique et créatrice de Jean-Marie Piemme, de saisir en quoi son œuvre s’est nourrie de la connaissance et de l’expérience théâtrales de son auteur, de cerner aussi l’éclairage qu’elle apporte sur le théâtre contemporain et, plus particulièrement, sur la fonction de l’écrivain de théâtre aujourd’hui. Dans le numéro qu’elle avait consacré à Jean-Marie Piemme en octobre 2002 (n° 75), la revue Alternatives théâtrales avait dressé un premier état des lieux au travers de l’analyse d’une série d’œuvres écrites depuis Neige en décembre. Les articles réunis dans la présente livraison de Textyles prennent, pour ainsi dire, le relais, puisqu’ils concernent, en grande partie, des œuvres montées et/ou publiées depuis la parution de ce numéro.
En comparant Café des patriotes (1998) et Bruxelles printemps noir (2018), Yannic Mancel met en perspective l’évolution de Jean-Marie Piemme, montrant comment il est passé d’une dramaturgie encore classique et linéaire à une dramaturgie post-brechtienne, influencée par Müller. Suivent plusieurs analyses approfondies d’œuvres, de Éva, Gloria, Léa, qui avait déjà fait l’objet d’une étude dans le numéro d’Alternatives théâtrales, au récent Mille répliques. Virginie Thirion analyse le tryptique Éva, Gloria, Léa (1996-1997) et s’interroge sur sa cohérence à la fois thématique et dramaturgique : elle dégage notamment les effets qui procèdent de la position d’énonciation tout à fait spécifique que Piemme confère aux trois femmes qu’il met en scène en décloisonnant les limites entre les fonctions du personnage, du narrateur et du comédien. Pierre Piret se penche sur un cas exemplaire d’écriture en duo, à savoir Les B@lges, pièce co-écrite avec Paul Pourveur en 2002. Il montre comment les deux auteurs radiographient la crise politique que traverse alors la Belgique en adoptant un angle d’approche tout à fait spécifique, qui leur permet de solliciter et d’interroger le sentiment d’appartenance du spectateur. L’analyse de deux scènes similaires dans Les Pâtissières (2013) et La vie trépidante de Laura Wilson (2015) permet à Elisabeth Castadot de dévoiler les fonctions du fantasme dans le théâtre de Jean-Marie Piemme, fonctions à la fois comiques, multiplicatrices et inventives. Elle montre, ce faisant, comment le dramaturge noue l’intime et le social en interrogeant les réponses subjectives, les bricolages de chacun, aux épreuves qu’il rencontre ‒ en l’occurrence, dans ces deux pièces, aux différentes formes de domination que ces femmes subissent. Karel Vanhaesebrouck met en évidence la valeur dialogique de Eddy Merckx a marché sur la lune (2017) en montrant comment Piemme y prend position par rapport à l’industrie actuelle du souvenir : au processus commémoratif répond le choix de la chronique, qui construit un autre rapport à l’histoire, non totalisant, et appelle la mise en œuvre d’une dramaturgie du quotidien. Elise Deschambre aborde Bruxelles, Printemps noir (2018) en revenant sur la genèse de la pièce, issue d’une forme très particulière de réécriture, dès lors que l’auteur avait écrit une pièce intitulée Métro 4 avant que n’aient lieu les attentats de Bruxelles. Ceux-ci lui imposèrent de revoir radicalement sa pièce en posant des choix dramaturgiques tenant compte de cette collision entre réalité et fiction, choix dramaturgiques très révélateurs de la relation que l’auteur entend établir entre son théâtre et le présent immédiat. Paul Pourveur réfléchit à la théâtralité nouvelle et aux enjeux du projet intitulé Mille répliques, agencement de propositions, choses vues, lues ou entendues, à dire, à monter, à mettre en œuvre librement. Il situe la portée de ce projet à la lueur des évolutions technologiques récentes (quelle dramaturgie à l’heure d’internet ?) et des expérimentations théâtrales contemporaines tout en repérant ce que ce projet dévoile du statut de l’écrivain de théâtre aujourd’hui. Suit l’étude synthétique de Nancy Delhalle, qui porte un regard global sur l’œuvre et sa cohérence et la situe par rapport au discours dominant sur le théâtre actuel, marqué par la mondialisation. Sa thèse porte sur le type de partage qui s’opère au théâtre entre la scène et la salle : à la visée utopiste, affective, privilégiée par ce discours, Piemme préfère une voie alternative, qui met au travail la multiplicité voire le conflit des valeurs et requiert un spectateur critique.
Le dossier est complété par deux témoignages plus personnels ‒ celui d’un autre homme de théâtre, Enzo Cormann, qui présente une réflexion à la fois critique et poétique sur le travail de Jean-Marie Piemme, et celui du regretté Jacques De Decker, qui revient sur les premiers pas de Piemme en tant que créateur, nous offrant un témoignage de première main ‒ et par deux entretiens très complémentaires puisqu’ils abordent l’écriture de Jean-Marie Piemme, l’un en amont, l’autre en aval. Le premier, réalisé par Laurence Boudart, se focalise sur sa pratique de l’écriture dans ce qu’elle a de plus concret et plus précisément sur les effets du passage à l’écriture numérique. L’autre, qui prend la forme d’une table ronde avec plusieurs metteurs en scène de Piemme, interroge le devenir scénique de cette écriture : Jean Boillot, Antoine Laubin, Philippe Sireuil et Virginie Thirion témoignent chacun de leur perception de cette écriture, de la façon dont elle les met au travail, de leurs expériences de mise en scène.
Dans cette table ronde comme dans l’ensemble du dossier, plusieurs aspects de la dramaturgie de Jean-Marie Piemme sont mis en évidence, mais l’un d’eux semble particulièrement déterminant : cette dramaturgie prend appui sur ce qu’on pourrait nommer une éthique du comédien. On connaît la propension de l’auteur à célébrer le métier de comédien dans ses écrits théoriques comme dans ses textes de création. Plus fondamentalement, tout son théâtre gravite autour de personnages qui sont en même temps des comédiens, qui se dédoublent : chacun, sur scène, vit sa vie, mais en même temps la joue, la raconte, comme s’il se regardait jouer un rôle ‒ un rôle qui est le sien, mais qui lui a été donné par les circonstances, le contexte, le discours dans lequel il est pris. C’est pourquoi la théâtralité est constamment affichée chez Piemme : on est toujours sur scène, non dans la réalité ; on est toujours dans la réflexivité, non dans l’immédiateté des sentiments, des actions et des réactions. Le personnage, autrement dit, ne vit pas dans le seul présent : il ne cesse de reconstituer, de projeter, d’imaginer, d’évaluer et de s’évaluer. Ce faisant, il multiplie les alternatives et interroge sa propre responsabilité dans ce qui lui arrive.
Le personnage ainsi construit opère comme un noyau dramaturgique structurant, qui permet de situer trois caractéristiques du théâtre de Jean-Marie Piemme. Premièrement, celui-ci aborde les questions qui le requièrent ‒ notamment celles qui sont étudiées dans le présent dossier : les rapports de violence et de domination, les modalités de l’identification à la communauté, l’ambivalence de toute mémoire, l’inscription dans l’histoire, etc. ‒ en faisant droit à la prise de position subjective d’un personnage certes déterminé voire opprimé, mais amené à analyser les mécanismes qui l’aliènent, le rôle qu’il joue lui-même, les issues qui s’ouvrent à lui. Bien entendu, l’écriture de Piemme se fait volontiers satirique et dénonciatrice, mais elle ne dédouane pas pour autant le sujet, qui est conduit à s’interroger sur sa situation, à engager sa propre responsabilité, à assumer ses choix. Deuxièmement, ce théâtre confère au comédien une fonction précise, qui relève moins de l’incarnation que de la mise en jeu. La coïncidence du comédien et du personnage est ici sujette à caution et l’énonciation doit faire place à cette distance, c’est pourquoi, comme en ont témoigné tous les metteurs en scène présents, l’écriture de Jean-Marie Piemme offre une grande liberté au comédien, appelé à se dédoubler, tout en exigeant de lui qu’il n’occulte jamais cette distance : un tel théâtre ne supporte pas le premier degré. Troisièmement, il requiert un spectateur actif : impossible, face à un tel personnage, de s’abandonner entièrement au partage émotionnel (tentation que Nancy Delhalle repère dans certaines formes de théâtre actuelles) comme à la seule indignation (qui est le levier majeur du théâtre militant). À la réflexivité du personnage et du comédien doit répondre celle du spectateur, pour autant, bien sûr, qu’il accepte lui aussi de jouer le jeu.
Revue Textyles N°60, 2021
Sommaire
Pierre Piret Introduction
Études
Yannick Mancel, De Café des patriotes à Bruxelles printemps noir : un essai de mise en perspective
Virginie Thirion, Éva, Gloria, Léa ou l’effroi du lendemain
Pierre Piret, Le spectacle de la Nation. Les B@lges, de Jean-Marie Piemme et Paul Pourveur
Elisabeth Castadot, Un plaisant fantasme de meurtre au féminin ? Sur La vie trépidante de Laura Wilson et Les Pâtissières
Karel Vanhaesebrouck, Piemme chroniqueur. À propos d’Eddy Merckx a marché sur la lune
Elise Deschambre, Dire l’(après) attentat : enjeux formels de Bruxelles, Printemps noir
Paul Pourveur, 1000 répliques, 1000 possibles
Nancy Delhalle, Entre mondialisation et utopie politique, le théâtre de Piemme en quête d’un autre imaginaire
Témoignages
Enzo Cormann, Portrait de l’artiste en facteur de ponts
Jacques De Decker, Aux origines de la planète Piemme
Entretiens, Laurence Boudart
« J’ai banni le stylo avec délice ». Entretien avec Jean-Marie Piemme
Pierre Piret, Jean-Marie Piemme et ses metteurs en scène. Entretien avec Jean Boillot, Antoine Laubin, Philippe Sireuil et Virginie Thirion
Les articles du numéro sont consultables sur le site https://journals.openedition.org/textyles/