Message national écrit pour la Journée internationale du théâtre 2012
Jamais la paix dans le monde n’adviendra par le seul mérite du théâtre. La paix dans le monde est affaire de politique, de forces politiques en chocs, de mouvements sociaux, de luttes dans le réel. Le théâtre qui prêche, fut-ce pour une cause juste, raisonnable, dont on souhaite de tout cœur la victoire, n’est pas, n’a jamais été autre chose qu’une manifestation d’idéalisme au sens le plus péjoratif du terme. La bonne volonté, le politiquement correct, les paroles lénifiantes, l’exaltation des messages positifs n’ont jamais fait du bon théâtre. Est-ce que Sophocle prêchait la paix ? Est-ce que Shakespeare prêchait la paix ? Est-ce que Beckett prêchait la paix ? Difficile de l’affirmer. Avec Adorno, Horkheimer ou Edward Bond, il faut rappeler que la barbarie n’est pas le contraire de la civilisation, mais un de ses effets possibles, comme l’Allemagne des années trente, si philosophique, si artistique, si lettrée, si cultivée, si éduquée, l’a hélas montré dans son épisode nazi.
Que peut le théâtre aujourd’hui ? Presque rien. Beaucoup.
Presque rien si on en fait un vecteur de rédemption, si on le charge de bons sentiments et d’une vertu miraculeuse, d’une puissance démiurgique qu’il n’a pas, si on le croit porteur d’une aube absolue, sans comprendre que la croyance en une aube absolue s’alimente toujours à la fable d’un dieu qui crée le monde à partir de rien.
Beaucoup, énormément, s’il s’agit d’éveiller, d’activer, de fortifier en chacun les forces de la lucidité et de l’imagination. Penser ce que nous sommes, ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne devons pas être, ce que nous pourrions être, ce qui nous est arrivé, ce qui pourrait encore nous arriver, penser que le réel est touffu, mouvant, imprévu ; qu’il contient une multiplicité de possibles et que son état actuel ne traduit en rien une obligation, un destin inévitable ; le penser en artistes et nourrir l’imaginaire en conséquence, faire travailler des formes spécifiques pour dire le monde et nous dans le monde, sachant que nos prédécesseurs se sont affrontés aux questions de leur temps, que nous ne sommes pas les premiers et pas les derniers à le faire : le pain ne manque pas sur la planche.
Beaucoup encore si on cherche quelque chose qui vienne du texte, qui vienne du corps, qui vienne du son, des images, de la musique, quelque chose qui surgisse de tout cela ensemble si on le souhaite, articulé, ordonné, construit, habité par une vision, un souffle, un point de vue ; mais quelque chose qui nous arrache tous (salle et scène) aux marécages actuels de l’insignifiance. Nous avons besoin de manifestations scéniques fortes, intenses, pointues qui affinent la sensation, de prises de position qui aiguisent l’intelligence de nos rapports au monde et multiplient nos résistances à l’aveuglement. Elles existent, il faut en souhaiter davantage. Leur mérite est de trancher sur le devenir unidimensionnel d’une époque et d’un système politique qui veulent nous imposer le double cancer de la marchandise et du profit. Nous avons besoin de trouble et d’inquiétude pour contrer le confort des certitudes, des évidences, du raisonnable, du définitif, pour fêler l’arrogance des experts, pour dégonfler la « vérité » des églises, pour regarder la politique qui nous regarde et souhaiterait nous inféoder à la loi du rendement. Nous avons besoin de complexité contre le bruit simplificateur des discours qui ont pignon sur rue, nous avons besoin de joies artistiques violentes pour déjouer la tristesse d’un présent sans horizon.
La grande vertu du théâtre n’est pas dans sa capacité de bonté ou de compassion, dans une rectitude bien-pensante ou dans une bonne conscience victimaire. Elle réside dans son obstination à faire voir le visage contradictoire et tourmenté du réel, sa grandeur et sa bassesse, sa gravité et son dérisoire, sa séduction et sa malfaisance ; à l’afficher, ce réel, avec une inventivité, une puissance formelle, une visée de jouissance à cette forme qui densifient chez chacun la conviction qu’une autre façon de vivre est possible. Sophocle, Shakespeare ou Beckett n’ont rien fait d’autre que de montrer l’impossible du monde, mais ils l’ont fait de façon telle qu’ils ont donné à l’Humanité, par le travail de leur art, par leur investissement dans ce travail, autant de raisons d’espérer que de désespérer. Cette contradiction est une ligne de crête sur laquelle nous pouvons marcher sachant qu’ainsi nous ne serons ni des oiseaux de malheur, ni des dealers d’optimisme, mais des hommes précaires parlant à d’autres hommes précaires dans des temps incertains.