Au petit matin une femme de ménage et une cadre supérieure font connaissancc dans les bureaux de leur entreprise. Tout semble les opposer: I’une rêve de réincarnation, l’autre de « management by wandering around ».
Une macabre découverte mettra fin à leurs échanges.. .
Un bureau de cadre supérieur en grand désordre, canapé surchargé de dossiers, cartons remplis de paperasses, chemises et livres s’empilent sur le sol, tablette de bureau encombrée, corbeille à papiers débordante, bouteilles d’eau vides et pleines, armoires ouvertes.
Une porte mène un cagibi.
LALA –. (Pousse un équipement de nettoyeuse, le casque audio sur les oreilles, elle reprend à tue-tête la chanson qu’elle entend.)
JENNIFER – (sortant affolée du cagibi) C’est quoi ? C’est quoi ?
LALA – Service nettoyage.
JENNIFER – Plus tard.
LALA – Le planning dit : maintenant !
JENNIFER – Je travaille, je travaille.
LALA – L’aspirateur aussi travaille ! (Elle branche l’aspirateur, le passe là où la place le permet. Des feuilles de papiers collent au tuyau d’aspirateur).
JENNIFER – Arrêt. Arrêt immédiat. (Elle débranche l’aspirateur)
LALA – Vous fais remarquer que la propreté du bureau est placée sous ma responsabilité.
JENNIFER – Vous fais remarquer que je suis cadre supérieur dans cette boite.
LALA – Vous fais remarquer en réponse à la réponse que l’aspirateur aussi est un cadre supérieur. Comparez-le avec le balai brosse, par exemple, ça vous paraîtra tout de suite évident. Il est plus véloce, plus agressif avec la poussière, il méprise les vieux savoir-faire et il ne perd jamais ses poils.
JENNIFER – Dehors !
LALA – Vous avez tort de snober les objets. Ils ont leur dignité.
JENNIFER – Je n’ai jamais tort.
LALA – Cet aspirateur cherche à donner le meilleur de lui-même et vous lui coupez le sifflet sans vergogne, vous lui tirez le fil comme s’il n’était qu’un vulgaire ouvrier qu’on licencie. Mesdames et messieurs, vous assistez ici à un conflit d’intérêt entre deux catégories de techniciens, l’une et l’autre totalement identifiées à leur fonction. Mais l’équité me pousse à dire qu’à 5 heures du matin, comme chaque jour, l’aspirateur était à pied d’œuvre, et présentement, pas content du tout de voir quelqu’un lui disputer le terrain. Il est pétard, l’aspirateur, il pourrait s’énerver, et moi aussi je pourrais m’énerver, parce que partenaires on l’est, lui et moi, cul et chemise dans le printemps par tous les matins, mêmes frileux, et finalement pas si bonnes poires que ça. (à Jennifer). J’ai besoin de sucre. Auriez-vous du chocolat ?
JENNIFER – Y en n’a pas.
LALA – Y en a.
JENNIFER – Y en n’a pas.
LALA – Je crois que le deuxième tiroir de votre bureau, -à droite-, n’est pas de votre avis. Le deuxième tiroir de votre bureau, -à droite-, signale clairement la présence d’une tablette de chocolat, du noir aux noisettes, planquée contre le rebord derrière le classeur rouge.
JENNIFER – Non, ne touchez pas !
LALA – Doucement, et paix aux femmes de bonne volonté.
JENNIFER – C’est mon tiroir.
LALA – Tout se passera bien, c’est un tiroir amical, il ne se refermera pas sur ma main.
JENNIFER – Pas sûr !
LALA – Sûr et certain. Le tiroir est mon pote, en arrivant le matin, je le salue. Comme je salue tous les objets ici, mes seuls interlocuteurs à cette heure déserte. Car où êtes vous, n’est-ce pas, chère belle dame, quand le tiroir et moi cherchons un réconfort ? Collée dans vos draps, au lit, au chaud, à l’aise dans vos vapeurs, alors que je suis dressée depuis deux heures. Et qui me montre un peu de considération, alors ? Le tiroir ! Il ouvre spontanément sa bonne gueule de tiroir, « la propriété c’est le vol », il me dit sympathiquement, donc Lala, si tu veux le chocolat de madame Jennifer, ne te gêne surtout pas, tu le trouveras planqué derrière le classeur rouge.
JENNIFER – Ma pauvre fille ! Comme ça, les objets te parlent !
LALA – Et quoi d’extraordinaire à ça ?
JENNIFER – Oh, rien, absolument rien.
LALA – Quand dieu le fils meurt, il est dit dans la bible que le ciel se couvre de ténèbres et que le voile du temple se déchire. Depuis deux mille ans, ça ne choque personne. Les objets sont beaucoup plus humains que les gens. Par exemple, l’ascenseur me monte tous les jours, très chaleureusement, non sans me procurer un certain émoi sexuel d’ailleurs. Vous en voulez ?
JENNIFER – Merci de m’offrir mon chocolat.
LALA – (Lala mange le chocolat. Jennifer taille obsessionnellement ses crayons. Et chaque matin, je bavarde avec le caoutchouc du troisième, un spécimen très timide, il ne fait jamais le premier pas. Notre première rencontre s’est mal passée. Il avait pris de haut le « ça va ? » que je lui lançais, il agitait ses feuilles, effarouché, dédaigneux comme un aristocrate que son jardinier prend par derrière. J’étais vexée. La moutarde m’est montée droit au nez. Dans l’univers de la compétence, les petites choses valent les grandes, la croissance vertigineuse des besoins d’informations génère une forte demande dans tous les domaines, mais qu’en est-il de cette demande si personne n’époussette correctement les ordinateurs, j’ai lancé ? Il s’est incliné, a reconnu que j’avais raison, s’est excusé. Il avait des soucis. Pardon d’avoir été ronchon, disait-il, et à partir de là, il s’est montré parfait collègue. C’est un caoutchouc cultivé. Il a un très bon esprit de synthèse, il s’intéresse à beaucoup de choses. Néanmoins, plante d’entreprise est une fonction plus exigeante qu’on ne l’imagine. Planté dans un couloir, on manque vite d’oxygène et quand on avoisine l’ascenseur, on ne croise que des gens trop préoccupés d’eux-mêmes pour s’intéresser à vous. Solitaire et dépressif, j’ai demandé ? Oui, il a répondu. (Parlant des crayons) Vous les aimez pointus ?
Personnages
Lala, nettoyeuse
Jennifer, cadre supérieure
2012
Publication chez Actes Sud/ Papiers