Il y a dans Commerce gourmand, faites en passant, presque au hasard, croirait-on, deux allusions au Faust de Goethe. Il faut toujours, dit Norden à Betsy dans la première, « payer un dû » à quelqu’un. « Imagine ce que serait Goethe sans Weimar, Faust sans le diable, une pute sans son mac, toi sans moi. » Regarde, dit avec quelque ironie Frank à Benny dans la deuxième en lui montrant une photo de son domicile new-yorkais, là c’est chez moi et, avec une loupe, tu pourrais me voir près de la fenêtre, « tenant un exemplaire original du Faust de Goethe, disponible seulement dans les antiquariats américains » … Un signe de réussite, pourrait-il ajouter, une preuve que j’y suis parvenu : ne suffisait-il pas d’accepter de vendre quelque peu mon âme, de payer mon dû. ?

Mais parvenu à quoi ? Quel était l’enjeu de la transaction ? L’accès à la signification des choses, au sens véritable de la vie, l’accès au savoir, comme le cherchait ce Faust dont il est fait deux fois mention? Pas du tout. L’enjeu de la transaction, bien plus platement, c’était pour Betsy de trouver du fric pour son film, c’était pour Frank d’obtenir le job à New York. Un job permettant, plaisir parmi d’autres, de se payer à l’occasion une édition originale du livre de Goethe.

Comme si, de la quête faustienne, l’objet même avait disparu. Ne restent, comme traces de cette histoire légendaire, que le prosaïsme d’un procédé utilisé depuis toujours, se vendre pour obtenir ce que l’on désire, et un bouquin bien coté à la bourse de la consommation bibliophilique, que l’on échangera du jour au lendemain, si on le désire, contre n’importe quel bouquin ou n’importe quel objet de même valeur …

Tel est donc l’espace où se déploie la pièce et qu’organisent de façon implicite ces références à l’un des grands mythes de notre culture : un monde où les gens se vendent pour parvenir, pour atteindre leur but ; mais un monde d’où semble désormais absente toute raison supérieure, toute justification intellectuelle, morale ou idéologique, qui puisse donner encore la moindre lettre de noblesse au commerce que l’on réalise de la sorte. « Même plus une petite croyance à se mettre sous la dent », ricane Benny. Se vendre au diable ou à n’importe qui, ou encore trahir, que ce soit les autres ou soi-même, pour un film que l’on cherche à faire financer, pour une Ferrari rouge, pour un ordre d’achat ou de vente, pour un plat de lentilles ou pour un empire ? Ainsi soit-il. Mais négocier du même coup pour son existence un sens véritable, une signification qui tienne ? Entreprise désormais impossible. Dans cette société qui commerce, qui consomme et qui médiatise à tout vent, le sens des choses est devenu introuvable et le diable lui- même ne pourrait rien y changer. Tout ne se dilue-t-il pas « au gré des écrans publicitaires », comme le constate amèrement Betsy, une fois terminé le film auquel elle croyait tant et pour lequel elle s’est donnée à Norden ?

Si j’écris du théâtre, dit Piemme, c’est pour m’interroger sur cette perte du sens.

Et c’est sans doute parce que cette perte affecte les personnages de Commerce gourmand au plus profond de leur corps et de leur existence que ceux-ci s’en trouvent dotés d’une telle vérité. Quoi de plus triste, mais aussi de plus banal et quotidien, que ces commerces et ces trahisons qu’aucune raison supérieure où aucun idéal ne vous pousse à accomplir mais la seule petite lâcheté qui fait

rechercher une voie plus facile ou plus confortable ? Où l’on sait bien que les justifications que l’on se trouve ne sont que mensonges ou demi-mensonges ? Où se produisent presque nécessairement avec tel ou tel proche, affrontements, déchirures, ruptures ? Le petit homme d’aujourd’hui, tel qu’en lui-même, avec ses failles, ses rots, ses petites et grandes veuleries, ses bégaiements, sa nudité. Voici une superbe pièce sur quelques êtres claudiquant ou pataugeant, maladroits, dans un monde où le sens supérieur, où l’évidence morale ou idéologique de la justification n’ont plus court, où cela n’est plus de mise. On est loin, avec de tels personnages, des albatros échoués sur le pont d’un navire, que Baudelaire dotait d’une noblesse humiliée. Pollution contemporaine oblige, on dirait plutôt de ces oiseaux, que Benny a vus à la télé, « englués dans une boue de pétrole, ridicules, pitoyables avec leurs plumes dégueulasses et leur long bec ouvert » …

D’autant plus dérisoires, ces commerces et ces trahisons racontées ici, que si, en fin de compte, le but escompté est atteint, les blessures sont telles que le jeu n’en valait peut-être même pas la chandelle. Ironie du sort, ou plus exactement ironie voulue par un écrivain qui s’entend à renchérir sur cette absence de sens qu’il décrit, en menant, comme sciemment, ses personnages à leur perte, à leur défaite. Piemme ne prend-il pas goût, tout au long de la pièce, en mélangeant pour chacun de ses protagonistes affaires et sentiments – clin d’œil à l’efficacité romanesque -, à les plonger peu à peu dans un désastre moral complet ? Voyez plutôt : Norden, le guerrier, le carnassier, qui a jadis trahi Anna S. pour « fonder son empire », se retrouvant en finale face au « visage de la dette » et contraint de s’agenouiller devant cette femme, sans pour autant pouvoir empêcher le départ de Betsy ; Anna S., qui s’est servie de Betsy pour retrouver Norden, sortant tout aussi meurtrie de cette entrevue finale ; Betsy, qui, son film terminé, n’y verra plus, soudain, que quatre-vingt dix minutes englouties dans l’estomac télévisuel, digérées et déféquées, Betsy, qui attend un enfant d’un Norden qu’elle ne peut que décider de quitter; Frank, qui « lèche ses plaies aux confins du monde », qui est trahi par Benny, qui sait, au fond de lui-même, qu’il a perdu Betsy…

Chacun est passé à côté de ce qu’il voulait atteindre, chacun s’est trouvé emporté, déporté au loin, chacun a été leurré par l’existence. De quoi vérifier cette réflexion que faisait Kundera à la fin de Risibles amours : « c’est toujours ce qui se passe dans la vie : on s’imagine jouer son rôle dans une certaine pièce, et l’on ne soupçonne pas qu’on vous a discrètement changé les décors, si bien que l’on doit, sans s’en douter, se produire dans un autre spectacle » »… Bien plus tard, le vieil homme, le fils de Betsy, lira sur un écran le dénouement allégorique de tout ceci : cacophonie. Et d’ailleurs, le temps aura tout effacé.

Et puis, il y a Benny, le confident, le parasite, l’homosexuel qui assiste à ces déchirements entre hommes et femmes. Benny par lequel arrive le scandale et se murmure la vérité. Piemme a sans doute réussi ici le plus beau personnage en contretype que l’on puisse imaginer pour unetelle pièce : bouffon, fou du roi, camelot grotesque de n’importe quelle marchandise, artiste à la dérive, Benny est aussi celui qui met la trahison « à plat », celui qui se vend pour les trente premiers deniers venus, sans sourciller, sans chercher d’autre justification que celle de vouloir rester « le cul vissé dans la crasse » tant qu’il y aura « des gens debout » – ce que feint encore d’être Frank. Benny, le plus lucide bien entendu sur tout ce qui

se passe, le plus paumé aussi : quand la pièce commence, n’est-il pas déjà une épave ?

Raconter une telle histoire, articuler ainsi ces cinq destinées en les emboîtant et en les opposant à la fois l’une à l’autre, nécessite une confiance totale dans les ressources du récit et une construction dramatique d’une grande précision. Un examen attentif montrerait que celle utilisée par Commerce gourmand ressortit à des techniques qui doivent beaucoup plus au récit cinématographique qu’au théâtre et qui donnent une couleur très singulière au statut narratif de la pièce. Mentionnons en vrac: une « intrigue principale » (Betsy, entre Norden et Frank), que viennent relancer aux moments les plus adéquats deux «intrigues secondaires » (l’histoire entre Anna S. et Norden et les rapports entre Frank et Benny) ; des « points-pivots » qui, à plusieurs reprises, font basculer complètement la progression de l’histoire (la décision du départ pour Rome, puis l’annulation de ce départ ; Betsy qui brusquement quitte Norden pour se réfugier chez Anna S.) ; les multiples changements de lieux accompagnés de changements de perspective sur ce qui est raconté ; l’utilisation du flash back, même si c’est sous la forme d’un récit, pour permettre à point nommé la révélation nécessaire (ce qui s’est passé entre Anna S. et Norden) ; l’alternance de temps forts (essais de séduction ou de persuasion, décisions brusques, disputes, etc.) et de plages plus calmes (par exemple, les deux admirables monologues, qui se font écho, d’Anna S. et de Norden face à Betsy endormie) ; une indécision maintenue presque jusqu’à la dernière ligne sur la façon dont l’histoire va se terminer ; un coup de théâtre final, etc. : l’écrivain de théâtre se double ici d’un conteur qui sait ce que raconter veut dire et qui accorde autant d’attention aux mécanismes qu’il utilise pour la narration qu’au langage lui-même.

Mais le plus remarquable est que toujours de tels mécanismes restent profondément enfouis derrière ce que, plus directement, plus immédiatement, nous propose ce langage. Comme si, à chaque réplique ou presque, celui-ci prenait ses distances par rapport à la trame narrative, comme s’il en décollait pour emporter le personnage dans la spécificité de ce qui se passe en l’instant même et que seul paraît régir, que seul paraît déterminer le mot à mot de ce qui est prononcé. Ce en quoi, bien sûr, l’écriture de Commerce gourmand est éminemment et spécifiquement théâtrale : c’est le langage et rien que le langage qui construit pour nous chacun de ces personnages, qui nous l’offre dans sa singularité et son épaisseur, avec toutes ses ambiguïtés et avec toutes ses zones d’ombre. Bien plus encore que dans Neige en décembre ou dans Sans mentir, Piemme, avec cette pièce, affiche ainsi une parfaite maîtrise de la latitude, du jeu, des entrebâillements que l’on peut se permettre entre un canevas narratif sous-jacent et les déportements, les dévoiements, les digressions permanentes où le langage, au sein même de chaque séquence, est capable d’entraîner les personnages. Souci du réet et autonomie du langage y trouvent l’un par rapport à l’autre un nouvel et surprenant équilibre qui donne à cette pièce sa tonalité et sa vibration d’écriture si belles et si particulières.

Paul Emond, PIEMME ET LA QUESTION DU SENS

Cahier-programme du spectacle Commerce Gourmand mis en scène par Philippe Sireuil, 1991

site by tchiktchak