L’EXERCICE INFINI DE LA VARIATION, paru dans « Les cahiers de Prospero, juillet 1995, N°5.
Je rédige directement à l’ordinateur. J’ai banni le stylo avec délices. Je hais l’encre. Ca remonte à ce temps-là, (loin!), où s’est constitué mon dégoût physique pour ma façon de tracer les mots sur le papier, ma graphie. Aujourd’hui, je signe encore mes chèques à la main c’est à peu près tout. Avec l’ordinateur, me voilà débarrassé de la cohorte des commentaires mi-ironiques mi-furieux qui accompagnaient mes premiers pas dans l’apprentissage de la graphie: « il s’en met partout », « tu ne pourrais pas faire attention », « va te laver les doigts et la figure, tu en as même sur le nez! », « Madame Piemme, excusez-moi, ce ne sont pas des cahiers, ce sont des torchons, oui monsieur l’instituteur, je le lui dis sans arrêt, je le punis vous savez », et surtout me voilà délivré d’un geste qui m’a révulsé toute ma vie: tracer des lettres sur une feuille.
Lorsque j’écris à l’ordinateur, c’est l’autre en moi qui écrit, celui qui fait moins de taches ou pourrait même ne pas en faire du tout. J’ai toujours été deux. De surcroît, l’ordinateur favorise un de mes penchants préférés, à vrai dire très incompatible lui aussi avec la pratique élégante de la graphie : l’exercice forcené de la correction. J ‘aime revenir mille fois sur une phrase, l’écrire de telle façon, la changer, changer encore, retrouver la première formulation, laisser dormir six mois, changer à nouveau, etc. Dans le monde de l’encre et du papier, cette pratique conduit à l’accumulation des ratures (aie! voilà le spectre du torchon) ou alors, chaque fois qu’une correction se présente, il faut réécrire entièrement la feuille! Pratique maniaque insensée, avec les pages qui s’accumulent, et aussitôt terminée le premier tour de corrections l’envie de changer qui vous revient lentement comme la vague sur le sable. Avec l’ordinateur, je cours, je vole, je change, je joue. Ouf!
L’écriture commence au réveil après avoir bien dormi. Chez moi, l’insomnie ne mène pas à la fièvre de l’écriture, elle renvoie à l’existence intérieure et secrète d’une machine que je ne maîtrise pas. Elle m’angoisse d’une angoisse trop apparente pour que je puisse la convertir ou la conjurer en écriture. Donc, bien dormir, rêver peut-être, et puis se lever, raccourcir au maximum la distance qui sépare le lit du clavier, s’y mettre tout de suite pendant que le café passe, fuir la vie sociale, le bon petit déjeuner avant de commencer, le coup de fil urgent, la lecture du journal. Tout cela viendra en son temps, dans le temps de la vie sociale qui commencera trois ou quatre heures plus tard. J’écris donc dans ce moment bizarre entre le sommeil et l’activité, c’est le moment de la vie où je passe le plus facilement de l’autre côté de moi-même. Je n’y passe pourtant pas seul. J’arpente les territoires inconnus en bonne compagnie. Je lis. En écrivant, je lis. Des bouts de textes, quelques phrases, quelques pages parfois de textes qui m’impressionnent, c’est à dire qui impriment en moi un violent désir. J’aime la tradition, j’aime l’idée qu’on écrit parce d’autres avant ont écrit, ont eu eux aussi le violent désir d’écrire. Dans les moments de cette lecture-là, c’est ce que je cherche très expressément: capter l’écho de leur énergie à écrire. C’est comme un tam tam qui vibre en moi et libère ma propre musique. Je voudrais pouvoir inclure dans mes propres textes les mots des autres parce que je suis admiratifs (et certainement envieux) de l’énergie qui les a produits. Je n’écris pas seulement avec mon ordinateur, j’écris aussi avec ma bibliothèque.
La vie me choque, sinon pourquoi écrire? En ce qui me concerne, l’ « écrire' » n’est pas prioritairement du côté de l’expression (de moi, de mes idées, d’un quelconque message). Plutôt une activité de réaction. Quelque chose m’a choqué, tel est le point de départ. Mais quoi? Qu’est-ce qui a choqué? L’activité d’écriture doit donner figure à cette question. Je dis « figure », pas forcément « réponse ». Disons qu’en relisant mes pièces, je comprends après-coup ce qui peut me choquer (me révulser, m’attirer) dans le monde. A défaut de réponse, la question se transpose dans des formes, une langue, des personnages qui la rend visible, transmissible. C’est dire que je ne pars jamais d’un sujet donné, mais que tout le temps de l’écriture, je le cherche, ce sujet! Concrètement cela signifie que lorsque l’idée d’écrire une nouvelle pièce est là, je me mets à l’ordinateur et j’attends que quelque chose vienne. J’écris des morceaux de dialogues, des bouts de phrases, des ébauches de situations. A ce moment-là, (le tout début de quelque chose, mais ce tout début peut durer des mois,) je ne sais même pas qui parle (homme? femme? situation sociale? type d’imaginaire?). Peut importe. Ce qui compte est de laisser venir les phrases, de les laisser pousser vers où elles veulent aller. Surtout pas de plan (à ce stade-là, en tous cas!). Surtout pas de « vouloir écrire sur « . Il faut accumuler le matériau de la pièce, engranger sans trop savoir. Dès qu’on a trouvé une piste, l’abandonner, car une piste trouvée, c’est dix pistes refoulées. Donc abandonner la piste et en chercher une nouvelle. Après un certain temps, s’apercevoir que deux pistes apparemment incompatibles se rejoignent en fait par un chemin secret qu’on a eu beaucoup de mal à trouver.
Un jour, ( si possible pas trop tôt, commencer trop tôt m’a toujours conduit à la catastrophe) quand la macération est terminée, on commence. Je veux dire systématiquement, avec une visée plus solide qu’auparavant. C’est comme si ayant repéré une pointe d’iceberg dans la brume, on décidait que c’est celui-là qu’on va explorer, dont on va faire apparaître la face cachée. Mais là encore, pour le travail à venir, pas trop de plan et de construction programmée. Garder à l’écriture son odeur animale: suivre la piste avec le nez. C’est amusant de voir grandir les personnages, de voir leurs affinités se tisser, de sentir qu’à un moment donné ils ont une bien plus grande autonomie que celle qu’on imagine. Quand la pièce vient à maturité, il arrive même un moment où l’écriture galope derrière eux. C’est le moment heureux de l’écriture, celui où « ça va tout seul ». C’est le moment idéal également pour aborder (enfin!) la question de la construction, le moment où il faut prendre du recul, essayer de bâtir un ordre, repérer des manques, des pistes non traitées, etc. Car à trop suivre le personnage, on peut vite aller là où le projet ne le demande pas.
D’abord longtemps flairer le terrain, puis s’y mettre avec la précipitation d’un corps qui se noie. Un jour donc, on commence. Une longue latence, un grande collecte, puis en quelques semaines, un sprint final pour faire exister l’objet. Trois à quatre heures par jour, tous les jours pendant plusieurs semaines. Mais dans ces heures de création, introduire du retravail sur d’autres pièces déjà partiellement écrites. Je tire beaucoup de profit à travailler simultanément sur plusieurs pièces, à condition toutefois qu’elles n’en soient pas aux mêmes stades d’écriture. Ce que je n’arrive pas à résoudre dans une pièce se résout parfois dans l’autre sans que je l’aie expressément cherché. Un personnage se met à parler dans la pièce A et tout à coup l’idée s’impose avec brutalité que c’est un discours de la pièce B. On trouve la solution parce qu’on ne la cherchait plus, ou encore la solution vient vous surprendre quand vous n’y pensez pas. Il faut alors procéder au transfert de la chose trouvée vers son vrai lieu d’accueil, ce qui ne requiert que des capacités techniques de nettoyage et de suture.
La pièce commencée ne s’achève jamais. Ou elle s’achève de manière provisoire. Chaque fois qu’un acteur s’empare de texte, le dit à sa façon, avec sa couleur vocale, son physique, sa matière, l’envie me vient de remettre le texte en jeu. Je rêve d’un texte qui varie à chaque occurrence, profondément le même et toujours un autre. Au fond, comme auteur, je rêve de ce pouvoir qu’à l’acteur de faire perpétuellement trembler le texte, de lui insuffler de nouvelles impulsions, de nouvelles directions. C’est peut-être pour cela que les autres formes de fiction ne me tentent pas: elles s’accommodent difficilement de l’exercice infini de la variation.